Publié : 24 janvier 2023

Le Patois de mes Aïeux, Henry Tournier

Le Patois de mes Aïeux Mes amis connaissent mon attachement à la langue française dont je m’efforce d’assurer la défense et l’illustration dans des écrits en prose ou versifiés qui, pour beaucoup il est vrai, ne méritent pas pour autant d’être diffusés. Certains lecteurs seront donc surpris de trouver sous ma plume un chapitre consacré au patois de mes aïeux. Si je devais me justifier, j’emprunterais à Paul Alex, Agrégé de l’Université et professeur à la Faculté des Lettres aujourd’hui disparu, la citation suivante puisée dans l’introduction de son ouvrage Le Patois de Naisey : L’homme cultivé ne peut se résoudre à voir disparaître la langue de ses pères, l’idiome dans lequel, au cours des siècles, ont exprimé leurs pensées, leurs sentiments, leurs volontés, ces générations de paysans (…). N’est-ce pas un peu de leur âme, de leur manière de sentir et de penser qu’ils ont laissé au fond de leur patois ? Par dessus tout, c’est, pour moi, une forme d’hommage à mes grands-parents nourriciers que d’évoquer leur façon de s’exprimer. De plus, il y a dans leur patois un écho particulier, une saveur pittoresque, voire des expressions oubliées qui ne manquent ni de sel ni de bon sens, et qu’on ne retrouve pas ou peu dans la langue française, fût-elle régionaliste. Grand-père et grand’mère parlaient toujours le patois entre eux. Ils s’interdisaient cependant de l’employer quand ils s’adressaient à nous, leurs petits-enfants. Dans leur naïve simplicité, ces petits paysans ignoraient que les bambins ont un sens si aigu de l’observation et une oreille si sensible qu’ils acquièrent tout naturellement, à l’écoute des adultes, une deuxième langue que ceux-ci ne souhaitaient pourtant pas leur transmettre. Mes origines et ma condition d’orphelin m’ont ainsi permis de connaître un patois que les contemporains de ma génération n’ont jamais parlé, sinon jamais compris. Mais de quel patois s’agit-il ? Ils sont nombreux en effet et leur périmètre d’expression spécifique était circonscrit aux distances que l’on pouvait parcourir à pied ou à cheval depuis son domicile pour se rendre aux foires, aux comices et aux fêtes du secteur. Ou pour aller à la veillée au sens où on l’entend dans ce pays d’en-haut, c’est-à-dire se rendre le soir chez la fille qu’on courtise dans l’espoir de l’épouser, qu’on fréquente avec le désir de s’enfona, littéralement, s’enfemmer. Pratiquement donc, mon patois couvre sensiblement les cantons du Russey, de Maîche, Saint-Hippolyte et Morteau. Il confine au Sauget au sud et au Pays de Montbéliard au nord. Côté suisse, on rencontre un patois très voisin dans les Franches Montagnes, depuis les Bois jusqu’à Delémont, en passant par Saigneléger où les enfants d’aujourd’hui apprennent le patois à l’école primaire. Avant de poursuivre mon propos, il est une vérité que je dois affirmer avec force, car elle va à l’encontre de bien des idées reçues : mon patois n’est pas du français déformé ; il dérive pour l’essentiel du latin et a connu au cours des siècles une évolution répondant à des lois qui lui sont particulières, souvent étrangères à la langue française. On y conjugue les verbes à tous les temps, y compris le plus-que-parfait du subjonctif. Or, c’est précisément à l’étendue de sa grammaire et à la richesse de sa syntaxe qu’on mesure la qualité et le degré d’évolution d’un idiome ou d’une langue. On trouve dans mon patois des curiosités grammaticales telles que parfois l’inversion dans l’emploi des auxiliaires être et avoir. On ne dit pas, par exemple, j’ai été soldat, mais i seu éü souda, littéralement je suis eu soldat. Et non la tournure barbare qu’on rencontre encore chez des personnes dénuées d’instruction je suis été soldat. Au regard de l’étymologie quelques exemples démontrent d’évidence l’origine latine du patois, souvent mieux sauvegardée que dans la langue française. Citons au hasard : niün du latin : ne unum traduction : personne, nul dïnski dehinc ainsi ari(e) ad retro par contre ilè illac là-bas kwèzi (se) quietare taire (se) kri querere chercher d’fu(e) de foris dehors son’ somnum sommeil éluz’ elucere éclair peu, peut’ putidum laid épeveri pavor épouvanté met, mèt’ mattus abattu, mou koètcho (1) coperculum couvercle (1) è ni è pon d’pouto ke n’in ün koètcho : il n’y a pas de pot qui n’ait son couvercle. Quelques mots proviennent de la langue germanique. Nous ne sommes pas très éloignés, il est vrai, de Montbéliard, fief du Würtemberg jusqu’au 18e siècle : maon de l’allemand : Magen traduction : gésier grèbes’ Kreps écrevisse blouch’ Pflaume prune kokel’ Kochel casserole tripa tripen, treten piétiner méton Matte lait caillé glin-glin klein-klein petit-petit (auriculaire) jaffe Geiffer écume chtâl Shtal fusil à aiguiser toitché Kuchen gâteau tâch’ Tasche poche Le substantif tâch’ désigne le gousset ou la grande poche rapportée sur le devant du tablier –lou dvinti(e)- de nos grands-mères. Au fil du temps on est arrivé à assimiler l’usage qu’on faisait de cette poche à l’objet qu’est le tablier lui-même. C’est le cas, par exemple, dans l’expression savoureuse : El’ è bouta sè tâch’ son’ devin dumond’ : elle a mis son tablier -Tasche- samedi -sonnabend- avant dimanche. Pour en terminer avec les origines ou l’étymologie du patois, il faut ajouter qu’il emprunte au vieux français de nombreux mots, comme bouta (mettre) ou beilli (donner), par exemple. Enfin, mon patois a souffert d’une forme de pollution due aux progrès des sciences et des techniques. Je veux dire par là qu’il a dû faire des concessions au français contemporain, truffé de néologismes depuis l’avènement de l’ère industrielle moderne : radio, auto, télé, électricité, téléphone, avion… arobase… Quelques mots à présent sur la phonétique et la façon d’écrire mon patois. Il existe bien un alphabet phonétique international mais l’on ne peut y recourir pour écrire le patois qui comporte certains sons non répertoriés dans cet alphabet. Il s’agit notamment du son ïn (tréma sur le i), comme dans voiyïn (regain) ou de ün comme dans niün (personne). Ce ne sont pas des intonations très mélodieuses en raison de leur nasalité. Elles n’ont rien de commun avec les accents suaves de la langue de Mistral. C’est que nous ne sommes pas ici en Provence, et que le peuple qui habite notre pays montagneux a la rudesse de son climat, la rugosité de ses rocs et la rusticité de ses forêts. Pour transcrire le patois, je l’écris comme je le prononce, mais à la manière dont on le fait en langue allemande, c’est-à-dire en prononçant toutes les syllabes et toutes les lettres qui composent le mot. Quand celui-ci se termine par un e muet, je place une apostrophe à la fin du mot (peut’). Et quand la finale de ce mot est accentuée comme dans ari(e) ou d’fu(e), je place entre parenthèses la lettre (e) qui a donc pour objet de prolonger la terminaison du mot. Enfin puisque, par convention, on prononce toutes les lettres, je ne place pas de « s » pour accorder les mots pluriels. En effet, si ce n’était le cas, le gâteau -lou toitchè- deviendrait au pluriel -la toitchés- et se prononcerait toitchése. Je ne m’attarderai pas davantage sur les origines de mon patois ; laissons aux philologues (1) le soin de le faire mieux que moi. (1) Madame Dondaine, Universitaire, Membre de Sociétés savantes, a publié, dans le cadre du CNRS, des ouvrages sur nos patois régionaux qui font autorité. A défaut de pouvoir parler régulièrement dans ma seconde langue maternelle, il me plait de penser en patois, d’y redécouvrir avec ravissement des expressions ou des mots oubliés. C’est là, pour moi, une sorte de recherche du temps perdu pour reprendre le titre de l’œuvre magistrale de Marcel Proust. C’est aussi un devoir de mémoire, un besoin personnel de retrouver mes racines, de percer les secrets de l’âme, de redécouvrir la manière d’être et de penser de mes ancêtres, dont la trace généalogique est malheureusement limitée, du moins dans la branche paternelle. L’un des traits de caractère du montagnard comtois est -ou plutôt était- sa foi profonde, une foi de charbonnier, exigeante et janséniste, touchant au fanatisme religieux, où le Dieu vengeur, le Dieu jaloux, excluait le Dieu d’Amour pourtant révélé dans le Nouveau Testament. Et c’est tout un pieux vocabulaire qui me revient en mémoire : - lou Bon Du(e) (le Bon Dieu) - lè Sïnte Virdje (la Sainte Vierge) - lou diale (le démon) - lou môti(e) (l’église) - lè prayir(e) (la prière) - lè mèss’ (la messe) - la vépr’ (les vêpres) - lou pèrèdi (le paradis) - l’enfä (l’enfer) - lè frelâ (le purgatoire) - lou tchèplo (le chapelet) Combien de fois, alors que nous partions pour l’école, grand’mère nous récriait : Vo n’ét’ pè rébia vot’ ponou pe vot’ tchèplo ? (vous n’avez pas oublié votre mouchoir et votre chapelet ?). Ce qui me vaut aujourd’hui encore d’avoir toujours deux mouchoirs dans mon gousset… pour le cas où j’en perdrais un. Quant au chapelet, c’est devenu un article d’antiquité dont les jeunes prêtres eux-mêmes ont perdu l’usage. La foi de nos montagnons n’était cependant pas totalement exempte de certains doutes comme en témoigne l’anecdote suivante : Il y avait à Cuché, Commune de Frambouhans, un paysan du nom de Parent, surnommé Chrisno, à cause de sa longue barbe noire qui le faisait ressembler au Christ. Médarine, sa femme, venait d’accoucher d’enfants jumeaux. C’était la nuit, et Chrisno ne dormait pas. Il réveille sa femme qui repose à ses côtés : Fon’, kra-te k’so bïn vrâ k’è n’i è kün Bon Du(e) ? (Femme, crois-tu que c’est bien vrai qu’il n’y a qu’un Bon Dieu ?) . Médarine n’en croit pas ses oreilles. Vet’ te kwazi(e), veill’ fô ! k’os’ ke te di lè ? S’o lou dial’ k’o din tè tét’. Praye lou Bon Du(e) pe dou(e) ! (Veux-tu te taire vieux fou ! qu’est-ce que tu dis la ? C’est le diable qui est dans ta tête. Prie le Bon Dieu et dors !). Mais Krisno poursuit : Fon’, se lè Sïnt’ Virdj’ èl’ èvouè fâ k’mo ta, si èl’ èvouè bossinda, è-y-èro évu du Bon Du(e). (Femme, si la Sainte Vierge elle avait fait comme toi, si elle avait fait des jumeaux, il y aurait eu deux Bons Dieux). C’est aussi l’histoire d’un vieux garçon qui désespérant de s’enfemmer un jour, décide de rentrer chez les Trappistes. Le soir même de son arrivée, il croise, sous les arcades, dans le déambulatoire, des moines qui, en guise de salut et selon la Règle, lui murmurent sur un ton grave et sentencieux : Frâr’, è fo meri ! (Frère, il faut mourir !). Pè kwo, Non di Du(e). (Pas encore, Nom de Dieu !), répond le novice. Et il s’enfuit épevuri (épouvanté), comme s’il avait rencontré des étrangleurs. Il y avait quand même, dans mon village, quelques rares hommes qui ne fréquentaient pas l’église. Un voisin, qui était de ceux-là, me criait de sa fenêtre, quand il me voyait brasser la neige et braver la tempête pour me rendre à la messe : Lè ou vet’, boubo ? Te n’ve èto pè tripa lè nadj’ dïnski po èla o môti(e) dèvo s’to d’tchïn. Lâ-moè (1) ! è n’fo èto pè s’fâr’ è kreva po pia èla o pèrèdi. (1) on rencontre l’expression Las-moy dans un poème de Rutebeuf qui vécut au 13e siècle : Las-moy, qu’oncques ne sut sentir/Mon fol cœur… (Où vas-tu, garçon ? Tu ne vas quand même pas triper la neige ainsi pour aller à l’église avec ce temps de chien. Là-moi ! Il ne faut quand même pas se faire crever pour pouvoir aller au paradis). C’est le même voisin qui discutait religion des heures durant avec ma grand’mère pour finalement lui dire, à bout d’arguments : T’é bé fâr’, t’é bé dir’, ta ètou t’vè i péssa pè lè frela !. (tu as beau faire, tu as beau dire, toi aussi tu vas y passer par la frelée !). Lè frela –la frelée- était en l’occurrence le Purgatoire. Ce même mot était aussi employé à propos des volailles qu’on freule -qu’on passe à la flamme- après les avoir déplumées, pour brûler le dernier duvet. On dénote aussi une forme accusée de misogynie chez le montagnon : misogynie qui cache souvent une grande pudeur. On n’extériorise pas ses sentiments. Comme chez les personnages de Giono, cet écrivain qui permet aux animaux de donner libre cours à leurs sentiments, tandis que les humains se les dissimulent. Le mari interpelle son épouse comme le Christ s’adressait à sa Mère aux noces de Cana : Femme ! En patois : Fon’ !. Et la femme s’adresse à son homme en l’interpellant par son patronyme. Mon grand-père qui était bon vivant, avait toujours de bonnes histoires à raconter aux amis, le soir à la veillée. Grand’mère, très prude, s’interposait alors : Kwaz’-te, Vermot, la-z-ofin n’son pè kwo koutchi(e) ! (Tais-toi, Vermot, les enfants ne sont pas encore couchés !). Et grand-père de riposter : Vè i lé, lè fon’, pe la boub’ dèvo ! (va au lit, femme, et les enfants avec !). L’histoire suivante illustre bien la misogynie des gens du Haut : Un châtelain avait été très éprouvé par ses malheurs conjugaux. Sa femme l’avait quitté, lui laissant un enfant à élever. L’homme trahi s’était juré que son fils ne connaîtrait jamais l’existence d’un deuxième sexe pour lui éviter tout dépit amoureux. Le personnel du château était composé exclusivement d’hommes, dont un précepteur chargé de l’éducation du garçon. Alors que celui-ci, devenu jeune homme, faisait sa promenade dans la cour du château d’où il n’était jamais sorti, il aperçoit, au travers de la grille, une chose animée qui le fait s’exclamer : Ô mon Du(e) lè bal’ bét’ ke voèki ! K’mo ï vovro bïn en èvoiè èn’dïns’ po d’jur’ dèvo lé ! (Ô mon Dieu la belle bête que voilà ! Comme je voudrais en avoir une ainsi pour jouer avec elle !). La belle bête en question, vous l’aurez deviné, était une jeune fille. Un autre trait de caractère répandu chez nos montagnons réside dans leur esprit de clocher qui les rend très caustiques à l’égard des habitants des villages voisins. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ces gens de foi fervente manquaient par là de charité chrétienne. Aucun village n’échappait à des qualificatifs peu flatteurs, parfois même injurieux. Il y avait : • La gouyin d’ Bonétèdj’ (les gouyants de Bonnétage) • La cudo di Bizo (les cudots du Bizot). Les cudots étaient gens à faire des cudes, c’est-à-dire à entreprendre des choses prétendument ingénieuses, sans jamais les mener à bien, et sans pour autant renoncer à de nouvelles expériences toujours aussi vaines et infructueuses. • La grin dial d’Grinkomb’ da bô (les grands diables de Grand-Combe-des-Bois). • La Fô d’ Pyïmbo. (Les fous de Plaimbois) • La Peu d’lè Boss’ (Les peuts de la Bosse) • La so sau d’Tcherkemon (les cent sous de Charquemont). Les habitants de Charquemont étaient réputés glorieux au point qu’ils ne se rendaient jamais dans un magasin -fût-ce pour acheter une livre de sel- sans faire sonner sur le comptoir une pièce de cinq francs -cent sous- pour bien montrer qu’ils avaient les moyens. • La teuna di Nerbi(e) (les teunés du Narbief). Teuna : teunés signifiant esprit obtus, borné. • La-z-émeilli d’ Frïnbô. (Les émeillés de Frambouhans). Emeillés signifie embarrassés, empruntés, surpris. Ce surnom d’émeillés donné aux habitants de Frambouhans me rappelle une expression qui explicite, du reste, le sobriquet qui leur était donné : lorsque quelqu’un est émeillé, donc étonné, surpris au point d’en demeurer bouche bée et la pupille dilatée, on dit de lui : E beuill’ da-z-euill’ k’mo ïn Frïmbo ke t’chi(e) dari(e) èn’ fiott’ (il beuille des yeux comme un Frambouhans qui… chie derrière un épicéa). Veuillez m’excuser, mais mon patois est parfois dru et leste comme la langue de Rabelais. Et puis j’appelle un chat un chat disait Boileau dans un style moins cru. Une forme de mépris était réservée aux habitants de la Plaine, et des plateaux inférieurs dont on disait : S’o da paiyi-bè, è n’in pon d’jè ! (ce sont des pays-bas, ils n’ont pas de jè !). N’avoir pas de jè, c’est n’avoir ni éducation ni savoir-vivre ; et même dans leur mise, les gens du pays-bas étaient réputés mal ficelés : gopâ k’mo èn’ sètch’ (habillés comme un sac). Et comble du comble, leur religion était ou hérétique ou superficielle, ou inexistante. Cette façon de juger les gens de la plaine ne saurait surprendre, tant il est vrai que dans le temps les curés de nos montagnes invitaient leurs ouailles à remercier le Ciel de les avoir fait naître et vivre dans une région de prédilection au plan de la foi et de la morale. Comme si le reste du monde n’avait été peuplé que de mécréants. Il est aussi un homme plus méprisé encore que le pays-bas, c’est lou pèrisïn, le parisien. Sont d’ailleurs assimilés aux parisiens tous les habitants des villes, et on les reconnaît rien qu’à leur accent précieux. Traiter quelqu’un de parisien, c’est lui jeter au visage qu’il est un étranger indésirable. C’est aussi de parisien que l’on qualifie le fils du village qui revient au pays après un long séjour à la ville. Il faut d’ailleurs avouer que trop souvent ceux qui rentraient au village après une longue absence, se montraient fats et prétentieux à l’égard de leurs compatriotes dont ils se moquaient comme de demeurés. Ils allaient jusqu’à renier la langue du pays, le patois, qu’ils affectaient d’avoir oublié, pour parler un langage pointu et soi-disant châtié, de parisien précisément. L’anecdote suivante illustrera mieux ma pensée : Un fils de paysan était resté quelque temps à Paris à la suite de son service militaire qu’il avait effectué dans la Capitale. Il y occupait un modeste emploi de concierge et, à l’occasion d’un congé, il revient à la ferme qu’il avait quittée depuis plusieurs années. Tandis qu’il arrive à la maison paternelle, sa famille est tout entière occupée à l’étable pour la traite des vaches. La scène se déroule donc dans les écuries, où notre parisien guindé va de l’un à l’autre de ses parents, en posant des questions stupides sur ce qu’il prétend découvrir, ou avoir oublié, tels que le seillot ou la bouille de lait. A peine semble-t-il distinguer un râteau d’une fourche, voulant marquer par là son dédain pour la vie laborieuse et obscure du paysan obtus, au regard de sa condition de parisien évolué. Bien entendu, il ne comprend plus rien au patois… Jusqu’au moment où il pose malencontreusement le pied sur un racloir dressé contre le mur de l’étable. Le manche de l’instrument lui rebondit au visage, ce qui le fait s’écrier : Kré non de dial’ ! k’os’ k’el’ fâ iki s’te rïôl’ ke m’ fâ tin mô ! (sacré nom de diable ! qu’est-ce qu’il fait ici ce racloir qui me fait si mal !). D’un simple coup de baguette magique, notre parisien avait recouvré la mémoire . Il me faut dire aussi un mot de l’attitude peu amène, méfiante et réservée des gens de mon village à l’égard des hommes de loi et des hommes du droit. Je veux parler de l’ussi(e), (l’huissier), porteur de papier bleu n’augurant jamais rien de bon. Et aussi du grèfi(e) (le greffier) qui consigne à sa façon les sentences rendues par le Juge de Paix cantonal. Mais il faut aussi évoquer lou notar’, (le notaire), réputé cupide, tantôt roide et tantôt plein d’onction, détenteur des secrets testamentaires, et aussi rédacteur patenté d’actes barbares au terme desquels il y avait toujours un voleur et un volé. Je tiens l’anecdote que voici de mes grands-parents qui avaient pour ami un important propriétaire foncier du nom de Maximin Etevenard. Celui-ci s’était finalement décidé à céder un lopin de terre à un voisin, et rendez-vous est pris chez Me Hyppolite Cuenot, notaire au Russey, pour y signer l’acte de vente. L’acquéreur, qui était méfiant, s’était fait assister par son propre notaire Me Lemoine, titulaire de l’Etude de Morteau. En entrant dans l’Etude de Maître Cuenot, au jour et à l’heure convenus, le vendeur, notre Etevenard, découvre la présence inattendue par lui d’un second notaire. Il se retire aussitôt en tonnant d’une voix courroucée : Tchi no è n’i è k’ ün gayo d’ün ko è lè sou(e) (chez nous il n‘y a qu’un cochon à la fois dans la soue). Soue = abri du cochon. Inutile d’ajouter que la vente n’eut jamais lieu. Si le Russey était considéré comme le chef-lieu d’une petite Vendée, ce n’était pas seulement en raison de la pratique religieuse de ses habitants, mais aussi à cause de son attachement –prolongé- à la Monarchie. Mon père, m’a-t-on dit, était royaliste comme beaucoup d’autres, dont l’un surnommé le « Sot du Doubs » à la Chambre des Députés où il était l’élu de l’arrondissement. Le village voisin de Charquemont est également célèbre pour ses longues querelles entre Chouans et Républicains. Tout comme au Russey, il y avait à Charquemont, au siècle dernier déjà, une société de musique catholique dénommée La Philharmonique. En 1889, à l’occasion du premier Centenaire de la Révolution française, quelques musiciens de la Philharmonique de Charquemont s’avisèrent de donner une aubade dans les rues du village, au matin du 14 juillet. Traités de Sales Rouges et exclus de la Communauté paroissiale, ces dissidents n’eurent plus qu’à créer leur propre Société de Musique, laïque et républicaine celle-là, et dénommée La Démocrate (surnommée la sacrée Musique, par opposition à la Musique sacrée). Quelque temps plus tard, l’un des Membres fondateurs de la Démocrate vient à mourir : obsèques civiles, drapeau tricolore en berne, fanfare exécutant des marches funèbres et, au cimetière, discours du Président de la Démocrate pour célébrer la mémoire du disparu. Discours prononcé en patois qui s’achève par cet ultime envoi, imagé et savoureux, qui scandalisa tous les dévots du Plateau : Vo vouèt’, ma-z-èmi, stu k’on bout’ ojdeu din lè târ’ étav’ ün demokrat’. S’étav’ ün roudj’, ün vra roudj’, ün frar’ po no tu. El’ étav’ roudj’ d’jusko pchu di ku non di Du(e) ! (vous voyez, mes amis, celui qu’on met aujourd’hui en terre était un démocrate. C’était un rouge, un vrai rouge, un frère pour nous tous. Il était rouge jusqu’au trou du cul nom de Dieu !). Je n’ai rien dit encore de la vie de travail du paysan de nos montagnes. Il y a là tout un vocabulaire particulier qui exprime les activités de nos ancêtres : - soyi faucher - riôla l’étol’ nettoyer l’écurie - far’ lou woiyïn faire les regains - fona faire les foins - far’ lou léché faire un mélange de foin haché et de son pour alimenter le bétail - wadji la vètch’ garder les vaches - fâr’ lè bu(e) faire la grande lessive aux cendres de bois - fâr’ lou ketchi jardiner - èra lè târ’ labourer (èra = arare) On n’aimait pas les paresseux dans mon village. S’il m’arrivait, étant enfant, de paraître inactif et rêveur, grand’mère me disait : Ne d’meur’ pè dïns’ k’mo èn’ amen. Vè vour’ se la vètch’ rïnj’, pe te riol’ré l’étol’. (Ne reste pas ainsi comme un amen. Va voir si les vaches ruminent, et tu nettoieras l’écurie). Ou si on me surprenait une main dans la poche, le bras opposé s’appuyant sur la hanche : S’o la gouyin k’ bout’ dïnski lè min din lè tach’, pe lou brè dïns’ on ins’ de pouto. (C’est les gouyants qui mettent comme ça la main dans la poche, et le bras ainsi en anse de pot). Il faudrait aussi parler de l’habitat du pays d’En-Haut. Je pense au tué où pendaient lard, jambons, saucisson, bresi, au poêle ou poile qu’on appellerait de nos jours Salle de séjour, à l’outo qui est la cuisine, à la platine, forme de bahut intégré dans le mur du poêle… Le temps qu’il fait ou qu’il ferait était un sujet de conversation fréquent dans une région où il n’y a que deux saisons : lou tcho-tan (le temps chaud ou été), pe l’uva (et l’hiver), et un pays où la neige recouvrait le sol cinq mois durant. Je pourrais reprendre à mon compte la phrase du chanteur québécois Gilles Vigneault : Mon pays, ce n’est pas un pays, c’est l’hiver. Quand j’étais enfant, je ne consentais à me réduire (entendez par là aller au lit) qu’après avoir entendu de la bouche de mon grand-père les prévisions du temps. Chaque soir, en effet, le père Vermot sortait sur le pas de sa porte : il se concentrait, tendait l’oreille, scrutait le ciel, puis humait le vent. Quand il rentrait, il rendait l’oracle. Sauf de rares fois où de crainte de nous décevoir, par une prévision qui ne répondrait pas à nos attentes –de neige ou de soleil par exemple- il disait, s’adressant à sa femme en patois : E n’ fâ ne vo ne biz’, lou to so lou sèrè. (Il ne fait ni vent ni bise, le temps sent le serrat). Le paradoxe, dans cette expression, c’est que le serrat (ou serret) ne sent rien. Lou sèrè était en effet un fromage maigre et sans odeur, au contraire de lè fromèdjir’ ou cancoillotte qui… mitonnait sous l’édredon. Dans notre parler français régional, l’on trouve encore un certain nombre de mots ou expressions empruntés au patois. Citons par exemple : - la mouille - le clédar - tout-pique - la bouquotte - fin-plein - le fyon - sauter les piquets - le chni - peut (e) - le chioni - miguer - s’empaturer - rancoiller - gouyander - glin-glin - goumer - là-moi ! - bourioder - émeillé - bziller - porter l’aimer Pour achever, non sans humour, ces pages d’amour pour mon patois, vous me voyez tout émeillé… Car on m’a enseigné que dans une dissertation, plus encore que l’introduction, c’est la conclusion qui importe. Je terminerai donc par cette citation qui résume, avec malice, la sagesse légendaire de nos aïeux : Contoié, è n’fo j’ma s’émeilli Ke Kin on vouè sè tét’ devin sa pi(e). (Comtois, il ne faut jamais s’émeiller que quand on voit sa tête devant ses pieds). - :- :- :- :- :- :- :- :-