Publié : 10 septembre 2021

Un saint homme

Ïn sïnt hanne

Bernard Chapuis

Publié dans le Quotidien Jurassien le 10 septembre 2021

Ïn sïnt hanne

Çt’ Ignace était concierdge dains lai faibrique d’eurleudg’rie. En l’hôtâ, cïntye petèts l’afaints l’attendïnt, ènne baîch’natte de sept ans, ïn boûebe de quaître èt peus des triplès. Neurri tote çte rotte, çoli n’ devait p’étre aijie. Chutot que, cment hanne è tot faire, è r’cevait ènne paiye de misére po des djouénèes de dieche hoûeres èt pus. È racontait en tiu que v’lait l’oûyi qu’è s’ privait po ses afaints, qu’ son grant piaiji, c’était d’ les voûere maindgie, que çoli n’yi f’sait ran de paitchi â traivail le magon veûd, porvu qu’ les sïnnes maindgeuchïnt en yote faim. « Oh, moi, ïn moéché d’ pain m’ seûffit », què dyait. Les dgens s’aipidaiyïnt chu son soûe. Not’ chire dyait d’ lu qu’ c’était ïn sïnt hanne. Les bédyïnes f’sïnt le seingne de croux chu son péssaidge. Le diridjou d’ lai faibrique, que les dgens aittyusïnt d’ manquaie d’ pidie, le fé cheurvoyie d’ïn pô pus près. Èt èl en aippré des tchoses chu ç’ mijéreux l’Ignace èt ses maléjies fïns d’ mois. Ènne des bédyïnnes qu’était ènne aidrète coudri f’sait totes les vétures des afaints. Ènne âtre tchâss’nait po yos des vâprèes entieres. L’Ignace était çhaivie. Aiprés lai grant-mâsse, not’ chire yi forrait dichcrèt’ment dous trâs boénnes botayes dains son hâbresait. Lai fanne de l’Ignace aitch’tait â carnet â p’tèt l’Uségo, tchie l’ boutchie èt tchie l’ blantchie. Ïn dgén’reux incoégnu, que yi f’sait d’ l’eûye, réglait ses dâts. Le crevoij’rat rébyait d’envie sai note. « Craiyietes-me, sôt’né le diridjou bïn déchidé à défendre son hannou, çt’Ignace ne tyire pe le diaîle poi lai quoûe. Ç’ât l’imaidge qu’è tïnt è s’ bèyie. È y é d’ mes euvries qu’aint pus d’ mâ que lu. » ---- Ecouter la chronique lue par Bernard Chapuis

Un saint homme

Ignace était concierge dans la fabrique d’horlogerie. À la maison, cinq enfants en bas âge l’attendaient, une fillette de sept ans, un garçon de quatre et des triplés. Pas facile de nourrir tout ce monde, d’autant plus que, comme homme à tout faire, il touchait une paye de misère pour des journées de dix heures et plus.Il racontait à qui voulait l’entendre qu’il se privait pour ses enfants, que son grand plaisir était de les voir manger, que cela lui était égal de partir au travail le ventre vide, pourvu que les siens mangent à leur faim. « Oh, moi, un morceau de pain me suffit », disait-il. Les gens s’apitoyaient sur son sort. Le curé disait de lui que c’était un saint homme. Les bigotes se signaient sur son passage. Le directeur de la fabrique, que les gens accusaient de manquer de pitié, le fit surveiller. Et il en apprit des choses sur ce pauvre Ignace et ses difficultés de fin de mois. Une des bigotes qui était habile couturière confectionnait tous les vêtements des enfants. Une autre tricotait pour eux des après-midi entiers. Ignace était sacristain. Après la grand-messe, le curé lui glissait discrètement de bonnes bouteilles dans son sac à dos. La femme d’Ignace achetait au carnet dans le petit magasin Uségo, chez le boucher et chez le boulanger. Un généreux anonyme, qui avait un faible pour elle, réglait ses dettes. Le cordonnier oubliait d’envoyer sa facture. « Croyez-moi, affirmait le directeur, bien décidé à défendre sa réputation, Ignace ne tire pas le diable par la queue. C’est l’image qu’il tient à donner de lui. Certains de mes ouvriers ont plus de mal que lui à joindre les deux bouts. »