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Agnès Babey
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Agnès Babey est née le 27 novembre 1921. Elle était la cadette de 6 enfants. Sa mère est morte en couches en donnant naissance au septième, un garçon, qui n’a pas pas survécu. La voilà donc orpheline à une année et demie. L’absence de mère la marque terriblement.
Son père était pierriste, c’est à dire tailleur de pierres fines dont les horlogers se servaient pour faire les montres. C’était un métier très répandu en Ajoie et qui se pratiquait souvent à domicile. Devenu veuf, le père n’a d’autre ressource que de confier la petite Agnès à une dame du village, veuve elle aussi et maman de 4 enfants. Très tôt, Agnès se rendit utile. A 8 ans et demi, elle lavait déjà les petits draps des enfants. Malheureusement, la sœur de sa gardienne mourut en laissant des enfants en bas âge. Agnès réintégra la maison paternelle. Elle dormait chez son père et passait la journée chez une tante, ceci durant une année. Frappées par le sort, les familles, savaient s’entraider. On n’abandonnait pas les proches dans le besoin.
La petite servante
A 9 ans, Agnès est placée à Asuel chez sa grand-tante qui tenait le restaurant du Raisin et le magasin. Sa sœur l’avait déjà précédée et il fallait la remplacer. La petite servante, comme tout le monde l’appelait, devenait indispensable. Elle fréquentait l’école du village sous la férule d’Albin Rérat qui devait s’éteindre à 104 ans. C’était un régent sévère qui avait la main leste. Assise au fond de la classe près d’une fenêtre, Agnès était plus intéressée par ce qui se passait à l’extérieur que par les cours. Un jour, le fils de l’instituteur qui était boucher saignait un cochon à proximité. Fascinée par le spectacle, nouveau pour elle, elle n’entendit pas le maître s’approcher. Celui-ci lui asséna un violent coup de règle sur la tête pour la ramener sur terre. Elle s’en souvient encore.
Après l’école, Agnès se mettait au travail sans tarder : Chercher le bois au bûcher pour alimenter les fourneaux et le potager de la cuisine, aider à faire les chambres des hôtes de passage. Agnès est ainsi coupée de sa famille. Elle raconte : «
Mes frères et sœurs, je ne les connaissais plus. Un jour, la sommelière me dit : Tu iras voir au restaurant, tu regarderas bien. J’ai traversé le restaurant, j’ai vu un petit jeune assis à une table près de la porte. Je suis revenue à la cuisine sans avoir reconnu mon frère.
» Elle poursuit : «
Mon papa, je le voyais tous les tremblements de terre. Il était directeur de la Ste-Cécile de Grandfontaine.
» Lors d’une fête des Céciliennes qui se tint à Cornol, village proche d’Asuel, elle le rejoignit. Retrouvailles déchirantes. Elle voulait rentrer avec lui. Et c’est dans les larmes et à contrecœur qu’elle revint à Asuel pour reprendre son rôle de petite servante.
La scolarité obligatoire était alors de 8 ans au terme desquels les élèves passaient un examen. Ceux qui échouaient étaient astreints à une neuvième année. Agnès les passa à Porrentruy, les réussit et fut libérée de ses obligations scolaires.
Une vie de labeur
Les années ont passé. Agnès a épousé Armand, l’homme de sa vie. De cette union naîtra un fils. Ils forment une famille soudée et heureuse. Embauché dans une entreprise du village, Armand travaillait sur les chantiers. Agnès lui préparait chaque jour son casse-croûte. Comme il n’était pas inscrit au chômage, il ne touchait aucun salaire durant la morte-saison. Il se présenta chez un entrepreneur de Porrentruy, un homme sévère mais juste. Sans diplôme, il fut d’abord engagé à l’essai comme manœuvre. Au bout de trois mois, et au vu de ses compétences, le nouveau patron le rétribua comme un maçon. Mieux encore : il lui offrit généreusement une augmentation de deux sous de l’heure à titre d’allocation pour enfant.
Armand a toujours eu la nostalgie de la terre et des animaux. Il aurait aimé être paysan. La maison qu’ils ont acquis comprenait une écurie et un logement au rez-de-chaussée occupé par un ancien locataire. Armand parlait de restaurer l’écurie et d’élever une vache et des cochons. Leur première truie leur a donné une nichée de beaux porcelets. Ils décidèrent de la vendre. Intéressé par l’annonce parue dans le journal local, un client se présenta. Agnès s’activait à la buanderie. Elle conduisit l’homme à la porcherie. Son visage lui rappelait quelqu’un. Elle ne cessait de le dévisager. Soudain, elle le reconnut : c’était son ancien instituteur d’Asuel, celui-là même qui l’avait corrigée de sa distraction.
La passion de la lecture
Agnès fut une grande lectrice. Elle en a lu, des livres
! Peu de romans, essentiellement des ouvrages instructifs. Elle aurait tellement aimé étudier. Elle fut contrainte de rester à la maison pour tenir le ménage. Elle fut une des premières clientes du bibliobus et des plus assidues. Le soir, après son tricot, elle lisait. Au lit, elle lisait encore, parfois jusqu’à une heure du matin.
Malheureusement, frappée de glaucome, elle est devenue pratiquement aveugle. Elle ne voit plus que des ombres. Elle a testé loupes et appareils de grossissement sans succès. Un office spécialisé mit à sa disposition un appareil de lecture de dernière génération. Ce fut le miracle. L’appareil photographie la page à lire et sonorise le texte écrit. Le résultat est stupéfiant. Agnès, enthousiaste, nous en fait la démonstration. A titre d’exemple, elle lui soumet une page de L’Ami du Patois. L’appareil lit à la perfection, sans trébucher. L’essai sur le patois est moins concluant. Depuis, elle passe des heures sur sa machine à lire le journal, des hebdomadaires, des revues. Elle suit de près la politique, tant cantonale qu’internationale. Cette machine à lire, véritable prouesse technique, a comblé sa solitude. Elle ne pourrait plus s’en passer. Pour Agnès, c’est une renaissance.
La
TV, elle ne la regarde pas, elle l’écoute. Les débats contradictoires la passionnent. Elles suit les informations tous les jours. Ses journées sont bien remplies.
Le patois
Agnès est profondément attachée à son patois. Plus qu’une langue, c’est une culture. Elle l’a parlé avant le français. Agnès est une des plus anciennes abonnées à L’Ami du Patois Tous les numéros depuis le début sont bien rangés dans une petite bibliothèque. Elle fit partie de la chorale des patoisants jusqu’à tout récemment. La distinction de Mainteneur lui a été décernée en 2005. De son côté, l’Amicale des Patoisants d’Ajoie et du Clos-du-Doubs a rendu hommage en 2014 à sa fidèle sociétaire en lui remettant un certificat bien mérité.
{Bernard Chapuis }