Marie Mure-Sabot a eu l’énergie et la chance d’enregistrer les souvenirs de son papa, Louis Mure.
Il en existe une version en français, une autre en patois et les textes dans les deux langues.
Merci à Marie de nous confier ces documents et de les rendre publics.

1. Introduction, contexte familial et historique

- introduction, contexte

2. Mes débuts dans la résistance avec Lucette Vautier et l’aviateur américain, les réfugiés
Débuts dans la résistance

- Débuts dans la résistance
3. La résistance, citation et reconnaissance, les services de renseignements suisses, le capitaine Nussbaumer, l’ambassade de France à Fahy.

- Résistance, citation
4. Gendarme Daucourt, la Java, la Chefferie, la débâcle, ma première contrebande.

- 4, Gendarme et moto
5.Mes motivations de contrebandier : cadeaux aux parents et subsistnace de la famille, le
DMF, les rapports avec les douaniers, les premières contrebandes.

- Motivations
6. Le douanier René Maienfer.

- Douanier Maienfer
7. Les grandes frousses, les coups de fusil, le Allemands m’ont tiré dessus, risquer sa vie pour apporter à manger à des amis et pour ravitailler les Résistants en France.

- Frousse et fusil
8. L’argent dans les chambres à air de mon vélo, les 3 millions à Montbéliard.

- Chambre à air et billets
9. Les 100’000.- et le douanier de Croix, le billet dans le slip.

- précieux slip
10. Technique de déchargement des chars de foins.

- Décharger le foin
11. Les vélos et les valises d’Albert.

- Des valises
12. Mon premier vélo gagné à Strasbourg, les souliers de Cerruti.

- Gagner un vélo
13. L’argenterie de M. Fredez, la Mimi.Les louis d’or à Mandeure.

- Argenterie
14. 400.- d’amende payés 10 ans plus tard. Les Mordax.

- Amende tardive
15.Mon alliée, la lune.

- Une alliée
16. Les bottes à la ferme Beauregard. Ma dernière contrebande.

- 16.Les bottes
17. Conditions de réalisation de cette interview, remerciements de Marie Mure Sabot.

- Remerciements
{Marie, 13 novembre 2007}
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Le texte en patois suivra.
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{{Le texte en français :}}
La guerre de 39-45 : souvenirs d’un jeune Français
né à Fahy le 29 mai 192o
Je m’appelle Louis Mure, je suis né à Fahy le 29 mai 1920. Mes parents Louise et Joseph ont eu 2 enfants : Jeanne et moi-même. En décembre 1951, j’ai épousé Marie Theurillat, née le 23 juillet 1928, habitant à l’époque la ferme de l ‘Etang à Porrentruy. Elle était entourée de quatre frères et d’une sœur. Nous avons donné la vie à 6 enfants.
Ainsi que je l’avais promis, je vais vous traduire en patois ce que j’ai dit sur le
CD. Une de mes filles me l’a fait enregistrer en août 2007 à l’hôpital de Porrentruy, à mon retour de l’hôpital de l’Ile de Berne où j’ai bénéficié en juillet dernier d’une grave opération du coeur, triple pontage cardiaque avec changement de valve.
Notre fille Marie m’a demandé pourquoi j’avais fait de la résistance. Eh bien, c’était pour mon Pays et parce que j’étais français.
Mon père Joseph était le fils de Jacques qui, lors de la guerre de 1870, avait reçu la légion d’honneur à titre militaire. Il s’était porté volontaire pour faire sauter un pont afin de sauver des soldats de l’armée de Burbaquis qui se réfugiaient aux Verrières, en Suisse près de Chaux-de-Fonds. Mon père, maréchal des logis au 47° régiment d’artillerie à Héricourt avait un frère, Louis, sergent du 35° régiment d’infanterie à Belfort qui fut tué à Verdun d’une balle en plein cœur.
Mon grand-père est arrivé de Béziers à Fahy après la guerre de 1870. Il était marchand de vin. Son épouse était poitrinaire et le climat de Fahy était propice à ce type de maladie. Mon père fut un des rares rescapés des conducteurs de nuit ravitaillant les tranchées du fort de Verdun.
J’ai commencé tout bêtement ces quelques années de résistance un soir que j’étais à la maison : on frappe à la porte vers 21h30. Je vais ouvrir, c’était notre Lucette Vauthier qui nous amenait un beau jeune homme.
Elle me dit : «
Louis, je t’amène un aviateur américain qui s’est fait descendre par les Allemands à Pont-de Roide. Je ne sais pas quoi en faire
». Je lui répondis : «
Je te remercie Lucette, tu as bien fait, je m’en occupe
». Nous lui avons donné à manger, ma famille et moi et vers 10h et quart du soir, j’ai pris mon vélo, j’ai mis un coussin sur le cadre, j’y ai assis mon aviateur entre mes jambes, sur le cadre et je l’ai descendu ainsi jusqu’à Porrentruy. Je l’ai conduit chez Monsieur Siegrist, vice consul de France à Porrentruy. Ensuite, je suis remonté à Fahy, mission accomplie
!
Après cela, tout du temps que les Allemands étaient en France, je n’ai pas arrêté de conduire des réfugiés à Porrentruy, de la même manière. Mes parents étaient au courant
; ils les logeaient et les nourrissaient.
Tout ce que j’ai fait pour la résistance contre les Allemands était gratuit. Comme récompense, j’ai reçu du capitaine Horn, une citation à l’ordre des Corps Francs pour avoir sauvé de nombreuses vies humaines pendant la guerre. J’ai été invité à la Libération à l’Hôtel de ville d’Hérimoncourt lors de la célébration de l’armistice. Ce fut le premier champagne de ma vie
!
Pendant toute la guerre, j’ai passé des personnes qui se sauvaient. J’allais les chercher à Montbéliard, à Delle, à Croix, à La Chefferie ou à Abbévillers. J’ai reçu de nombreux remerciements et aussi une lettre du capitaine Nusbaumer, ancien maire de Develier, qui me félicitait pour tout ce que j’avais fait pour la France. Je l’avais connu par l’entremise de son frère, l’abbé Nusbaumer, curé de Fahy.
L’abbé Nusbaumer, m’avait demandé de passer son frère en France pour le service de renseignements suisses. C’était un des plus grands espions suisse, qui, pour finir, s’est fait arrêter par les Allemands et qui fut condamné à mort par trois fois. Il fut alors échangé contre trois des plus grands espions du troisième Reich arrêtés par les Suisses. Si le capitaine Nusbaumer m’avait écouté à son dernier passage, il n’aurait pas été arrêté par les Boschs. Lorsque je le conduisais en France, je prenais le chemin que mon père empruntait lorsque, pendant la guerre de 14, il revenait de Verdun en permission à Fahy. Malheureusement, lors de son dernier passage, il n’a pas écouté mes conseils.
On nous appelait à Fahy, «
l’ambassade de France
». Nous hébergions deux à trois fois par mois le service des renseignements de l’armée suisse. Je me rappelle en plus du capitaine Nusbaumer, du cpt Surdez, du lieutenant M.Vallat, frère du Benz à Bure qui tenait la Couronne. Il était lui-même instituteur à Charmoille. Il y avait aussi des femmes qui venaient chez nous. Je me souviens encore d’une de ces dames qui roulait des billets de banque et les cachait dans ses cheveux. Je me souviens aussi que Marcel, chez Viénat me disait : «
Nous ne sommes pas très bien payés, mais on s’arrange…
»
Je veux aussi vous parler du gendarme E. Daucourt de Fahy. C’était un gendarme comme il n’y en a plus. Des rapports, il n’en faisait pas beaucoup
; mais il tirait l’oreille de celui qui était en défaut et lui disait : «
Si tu recommences, je vais te mettre un rapport
».
Nous avons commencé nos relations un samedi, vers 1h du matin. J’étais au lit et j’entendis un bruit à ma fenêtre.Je me suis levé et j’ai regardé dehors. C’était mon gendarme qui m’appelait : «
Louis, réveille-toi
! Nous voulons aller à Bure
!
» Il faut que je vous dise que j’avais une moto, une Java. Nous n’étions que deux à en posséder dont la mienne à Fahy.
Je me suis donc habillé et je suis descendu prendre la moto. J’ai pris mon gendarme sur celle-ci et nous sommes partis à Bure.Tout le long du chemin, il me criait : «
Plus vite Louis, plus vite
!
» Je dois vous dire que la carburation aussi bien du passager que de la moto était bonne. Vous voyez, il n’y avait pas encore le 0.5
! Vers 1h15, nous sommes arrivés à Bure, nous sommes allés au restaurant de l’Arbre vert, pour la fermeture, puis à la Couronne chez le Benz et à l’Union chez le père Etique. Mon gendarme me dit d’aller l’attendre à la cuisine qui était séparée du restaurant. A peine un quart d’heure plus tard, voici mon gendarme qui arrive, accompagné du père Etique. Le père Etique nous demande ce que nous voulons boire
; un "tchavé" (3dl de rouge). Il nous apporta le vin ainsi que du lard et de la saucisse.
Nous avons bien mangé et bien bu
; nous avions redoublé au moins 3 fois les 3dl
!Vers 3h du matin, si je me souviens bien, nous sommes rentrés à Fahy. Cette escapade s’est répétée bien des fois. En rentrant, Monsieur Daucourt se tenait solidement à moi et me répétait : «
Louis, plus vite, plus vite
!
» Arrivés devant chez lui, il descendait de la moto et moi, j’allais me rechanger afin d’aller fourrager le bétail. Merveilleux souvenirs….
Voici un autre épisode, mais douloureux cette fois, avec le gendarme Daucourt.
Les instances fédérales avertissaient le gendarme Daucourt lorsqu’il fallait refouler des réfugiés en France. Je me rappelle qu’un soir, j’étais en train de traire, le gendarme Daucourt arrive et me dit. «
Louis, ce soir, y ‘a du travail. Il y a 5 réfugiés à reconduire en France
» A la tombée de la nuit, nous sommes partis vers la frontière. La sortie de Suisse ne posait pas de problèmes. J’allais devant les réfugiés avec mon père au milieu et le gendarme fermait la marche. A la frontière que nous appelions «
les Petits Sapins
», c’était une autre chanson. Il fallait, à cause des Allemands, chercher les buissons, les arbres et progresser ainsi en se cachant, jusqu’à la Chefferie. Et puis, nous rentrions en Suisse, mon père, le gendarme et moi, de la même manière. Je suis allé ensuite à l’écurie, et là, j’ai entendu des coups de feu venant justement du lieu où nous avions reconduit ces réfugiés refoulés. Je n’ai jamais eu de preuves, mais je suis sûr que les Allemands venaient tirer sur ces pauvres gens
; j’en ai encore mal au cœur.
Un des premiers jours de la débâcle de l’armée française en 1940, il est arrivé chez nous un détachement d’environ 50 officiers et soldats français qui fuyaient les Allemands. Nous avons couché les officiers dans l’habitation et les soldats sont venus dormir avec moi dans la grange, sur la paille.
Le lendemain, le capitaine me prit à part et me dit :
«
Cela vous ferait-il plaisir si je vous donnais mon revolver
?
» Sidéré et heureux, je lui répondis que oui
! C’est ainsi que je pourrais montrer à mes copains mon revolver. Par la suite, il me fut volé et fut l’objet d’une histoire macabre. Car, pendant plus de 10 ans, je fus sous la menace et le chantage d’un suicide avec ce fameux revolver.
Je veux maintenant vous parler d’autre chose
; de quelle manière j’en suis venu à la contrebande.
Un après-midi que nous arrachions les pommes de terre aux Charbonnières, champ coupé par la frontière, près du village de Croix, il y avait donc ma mère Louise, mon père Joseph, ma sœur Jeanne et moi. La frontière passait dans le champ. Vers le milieu de l’après-midi, voici un homme qui venait vers nous en hésitant. Il me dit : «
Dites, Monsieur, vous ne pourriez pas m’apporter demain du tabac que je paierai avec ces paquets de feuilles à cigarettes
?
»
Il me donna alors une vingtaine de paquets de feuilles à cigarettes. Tout abasourdi, je lui dis que je n’y connaissais rien. Puis, je lui dis : «
Ecoutez, ce soir, je parlerai à mon ami Daucourt, épicier à Fahy
». Il me laissa alors ses feuilles à cigarettes. Le soir, je suis allé trouver Daucourt qui me donna quelques paquets de tabac. C’était du Burrus bleu. En outre, M. Daucourt me demanda : et puis ta commission
?Je lui dis que pour cette fois-ci c’était gratuit, après on verra. Le lendemain nous étions dans le même champ voici mon monsieur qui arrive, très inquiet. «
Alors
?
» me dit-il. «
Voilà ce que M. Daucourt m’a donné pour vous.
» répondis-je. Il voulait me payer, j’ai dit : «
La première fois, c’est gratuit. Nous verrons plus tard…
»
Et c’est ainsi que j’ai commencé à faire de la contrebande.
Si je me suis lancé dans la contrebande, c’est par nécessité car jusqu’à 35 ans, avec 2 enfants à charge, je n’ai jamais touché de salaire pour mon travail à la ferme familiale.
Mon père, à partir de 18 ans m’a dit : tu auras 2 francs par dimanche et à 10 heures du soir, tu seras rentré à la maison.
Pour nourrir ma famille, j’allais chez mon ami Louis Daucourt, l’épicier du village. Nous achetions à crédit toute l’année et mon père allait payer la facture en octobre, à la livraison du blé
; la paie de la laiterie était en effet trop petite. Elle servait uniquement à payer le courant.
Pour la petite contrebande de ce type, mes parents étaient au courant mais pour tout le reste, c’était secret et mes parents ignoraient tout. J’ai pu faire vivre ma famille grâce à l’argent de la contrebande. Avant cela, j’utilisais tout l’argent gagné en contrebande pour faire des cadeaux à mes parents : un char à pneus, une arracheuse de pommes de terre, une génisse.
Ensuite, j’ai continué et j’ai acheté à ma maman un fourneau électrique «
Le Rêve
» ainsi qu’une radio. Un jour, mon père appela ma mère et lui demanda comment je faisais pour payer toutes ces choses. Ma mère s’est mise à pleurer
; je vois encore la scène. Elle emmena mon père à la cuisine et lui montra le fourneau. Il lui dit : «
Et bien oui, c’est le fourneau que tu as acheté la semaine passée
». «
Non
!
» lui dit-elle, c’est notre Louis qui l’a payé. Mon père s’est tu, il était sidéré.
Mes rapports avec le
DMF étaient très chaleureux, car, lorsque les douaniers m’arrêtaient à la frontière, où il y avait une zone interdite de 50m de large, j’avais 50 francs d’amende. A chaque fois, le
DMF m’écrivait que c’était la dernière fois qu’il payait mon amende. Je les remerciais et je continuais mes passages à travers la frontière et ceci tout pendant la guerre.
Je me souviens aussi de mes contacts avec les douaniers français et il y avait un douanier, René Malenfer, qui, par la suite, est devenu mon beau-frère et qui était très sévère.
Il avait arrêté Monsieur Petitpierre dans un train avec une horloge neuchâteloise destinée à un français de haut rang.
Lors du litige, Monsieur Petitpierre se présenta et ajouta qu’il était Président de la Confédération suisse. Mon futur beau-frère lui répliqua : «
Moi, je suis Président de la République française
!
» Officiellement, M.Malenfer fut désapprouvé par le gouvernement français mais par derrière, il reçut des félicitations.
Pour en revenir aux douaniers français que j’avais également reçus chez nous à la débâcle, j’étais un intouchable. Car, c’est moi-même qui les ai reconduits de nuit à Abbévillers. Ils étaient considérés comme déserteurs, mais du fait que je les ai reconduits en cachette, personne n’a su qu’ils étaient partis et ils n’ont pas été mutés.
Ils disaient à mon futur beau-frère René Malenfer : «
Ces gens-là, tu ne les touches pas
».
D’ailleurs, après la guerre, ce fut une grande frustration pour lui de ne jamais réussir à me prendre en flagrant délit de contrebande. René et moi avions de très bons rapports, c’était un homme bon comme le pain
; une bonne pâte…Mais aussi un douanier redoutable et consciencieux. Etait né entre lui et moi une sorte de jeu : il voulait absolument m’attraper, mais il n’y est jamais parvenu
!
Je me souviens que lors d’un de mes passages nocturnes, les douaniers français avaient mis en place un dispositif de surveillance à la frontière pour me coincer. Ils avaient reçu l’ordre de ne pas bouger. J’ai passé outre, en me déplaçant prudemment comme je savais le faire. Les douaniers ont bien vu quelqu’un bouger, mais ils ont pensé que c’était un des leurs qui n’avait pas appliqué les consignes et personne n’est intervenu. J’ai su des années plus tard, lorsque René est devenu mon beau-frère, qu’il faisait partie de l’intervention ce soir-là et je lui appris, avec un plaisir non dissimulé, que celui qu’ils avaient vu bouger, c’était moi
! Cette anecdote a souvent été relatée en famille et a donné lieu à de beaux éclats de rire
; même si René semblait trouver l’imbroglio moins drôle que nous…
Pour en revenir à la contrebande, j’ai continué plusieurs jours ainsi et puis, je me suis rappelé ce que me disaient les officiers suisses des services de renseignements hébergés chez nous et c’est alors que j’ai pensé à moi.
J’ai commencé à porter du café en France et du tabac. Je me souviens du boucher de Vendoncourt qui me dit un jour : «
Mon vélomoteur à l’air de te plaire
! Et bien il est à toi si tu m’apportes 50 kg de café vert
!
» Le lendemain, j’étais au rendez-vous à Abbévillers, chez Klaus, mon contemporain, avec mes 50 kg de café. J’étais fou de joie. J’ai enfourché la petite moto et je suis allé faire un tour jusqu’à Hérimoncourt. J’étais en bras de chemise, je pétais de froid, mais j’étais heureux, heureux
!
En tant que résistant, j’ai eu beaucoup de frayeurs et d’émotions, notamment quand les Allemands me tiraient dessus. Je répète que le fameux «
biribi
» de l’école de recrue est complètement aberrant car lorsqu’on entend des balles siffler, on se couche instantanément, sans regarder ce qu’il y a à nos pieds. Les «
A terre, debout
!
» n’ont aucun sens car c’est l’instinct de survie qui nous sauve. Cela m’est arrivé plusieurs fois.
La première :je venais de ravitailler le
FFI (Forces Françaises de l’Intérieur, force de résistance à l’occupation allemande) qui se trouvait à Abbévillers près de la ferme Guedel. A mon retour sur Suisse, les Allemands qui n’étaient pas très loin, m’ont tiré dessus. C’était très émouvant. Une autre fois, je venais de ravitailler une famille de Croix. En rentrant, les Allemands qui patrouillaient m’ont aperçu et m’ont tiré dessus. Ce qui m’a sauvé, c’est que j’ai pu suivre un ancien lit de rivière qui me cachait de leur vue. Une autre fois, j’étais chez Monsieur Fredez (première maison à gauche en entrant dans le village de Croix), dans la cuisine pour les ravitailler. Tout à coup, on frappe à la porte. J’ai su plus tard que c’était les Allemands. J’ai ouvert la fenêtre de la cuisine, sauté dehors et suis rentré en Suisse.
Par contre, arrivé à la frontière suisse, il y avait à certaines places de grandes barrières. Lorsque je suis arrivé sur Suisse, j’ai entendu un : «
Halte, ou je tire
!
» C’était un soldat suisse qui était en patrouille. Ce jour-là, j’ai eu de la chance, car ce soldat était en pension chez nous à Fahy. Je crois que c’était un Ferrari de Courroux, peintre de son métier. Il était plus ennuyé que moi. «
Mais que faites-vous là, Monsieur Mure
?
» Je lui répondis la vérité : je venais d’aller ravitailler un ami français. Il me répondit que je n’avais pas le droit et je lui dis que lorsque des amis ont faim, il faut les aider
! Il réfléchit un instant et me conseilla de vite rentrer au village en me recommandant de bien faire attention,
; il ajouta qu’il ne m’avait pas vu. Il y a encore des braves gens sur terre
! Je suis resté très lié avec lui jusqu’à sa mort. Il me laissa repartir à Fahy.
Voici une autre histoire de contrebande :
Un soir que j’étais en train de traire, voici le Louis Daucourt qui arrive. Louis, me dit-il, voici une bonne affaire pour toi. Il faudrait porter 3 millions de francs français à Paris (pour une commission de 600 fr. suisses). Je lui ai répondu que malheureusement, je ne pourrais m’absenter un jour
; qu’aurait dit mon père
?
Nous avons discuté et avons trouvé une solution. J’étais d’accord d’aller porter cet argent à Montbéliard pour 300 francs. Le lendemain, vers 4h du matin, je partais en vélo. J’avais sorti les 2 chambres à air, les avais dégonflées, j’ai roulé tous les billets autour de celles-ci et j’avais remis les chambres à air dans les pneus.
Arrivé à Montbéliard, un monsieur m’attendait au pied de la citadelle. Lorsqu’il m’a vu, il s’est mis à pleurer car il n’était pas sûr qu’il reverrait son argent. Et puis, tout heureux, je suis rentré soigner le bétail. A midi, je suis allé vers mon ami Daucourt qui me donna les 300 francs. C’était lui qui avait signé le reçu des 3 millions. Il me dit ensuite qu’il faudrait aller à Delle plusieurs mois de suite, porter 100 milles francs. C’était pour une usine de Saint-Ursanne qui avait sa succursale à Delle. Il y avait 15 francs par voyage. Je fus d’accord, mais lors d’un de ces voyages, il m’arriva une drôle d’aventure. Partant de chez Daucourt à vélo, j’allai par le Bois Juré à Croix puis jusqu’à Delle. Arrivé à Croix, vers la première maison, je fus arrêté par un douanier français. Il me demanda où j’allais et je lui répondis chez mon cousin Louis Riche, menuisier à St Dizier. Il me demanda la permission de me fouiller
; catastrophe
! Je lui répondis que j’étais d’accord, mais pas là, au milieu de la rue, à cause des gens, mais au bureau de douane. Il fut d’accord…Nous montions gentiment le village, lui à pied, moi assis sur mon vélo et me poussant avec les pieds pour avancer. Nous étions à peu près vis-à-vis de l’église lorsque j’ai pris 50 cm d’avance. Aucune réaction du douanier.
M’enhardissant, je continuai mon manège. Lorsque j’eus quelques mètres d’avance, mon douanier, pensant bien à tort que je ne voulais pas que l’on me voie avec lui, j’accélérai et disparu au premier contour venu. Arrivé seul au bureau de douane, je me dépêchai de sortir ma liasse de billets de mon slip. Je cachai l’argent dans un trou du mur de la douane et vins m’asseoir devant celle-ci. Quelques minutes plus tard, mon douanier arriva. Il me dit : «
Vous vous êtes sauvé
!
» «
Pas du tout, j’ai fait cela pour que les gens ne me prennent pas pour un contrebandier
!
» lui rétorquai-je. Nous entrâmes dans le bureau et il me signifia de me déshabiller.
Horreur
! De mon slip sortit un billet de banque déchiré
!
«
Alors
?
» me dit-il. Je lui répondis : «
Ecoutez Monsieur le douanier, je vais vous dire toute la vérité : je n’allais pas chez mon cousin, mais à Delle. J’avais envie de prendre un peu de bon temps et j’avais caché un billet sur moi. Dans ma précipitation, il s’est déchiré et voilà toute l’histoire
!
» Je lui ai même dit de venir avec moi pour rechercher le billet déchiré
; ce qu’il fit. Evidemment, nous ne pouvions pas le retrouver puisqu’il était caché dans les murs de la douane. Mais que d’émotions
! Après quelques vaines recherches, il me congédia en me disant tout en fermant un œil : «
Allez et amusez-vous bien
!
»
Il y a aussi l’aventure du foin à décharger dans la grange sous l’œil vigilant d’un douanier. Après la guerre, nous avons loué une partie des terres de Monsieur Fredez en France. Lorsque nous ramenions le foin dans la grange, nous devions avertir le bureau de douane par Monsieur Broquet, receveur. Évidemment que très souvent, il y avait de la contrebande cachée dans le foin. J’avais d’abord repéré la manière de faire du douanier. Il suffirait de me mettre à une place sur le char pour décharger, pour que le douanier prenne cette place. C’était facile
! Je me mettais donc où il n’y avait rien et ainsi le douanier prenait ma place car il pensait que j’avais caché la marchandise à cet endroit dans le char de foin. Ayant bien emballé la marchandise, je n’avais plus qu’à la pousser gentiment sur le tas de foin.
Voici un autre épisode de la guerre. Une nuit, vers une heure du matin, on lance des petits cailloux à ma fenêtre. C’était mon Albert qui me dit : «
On y va
!
» Nous partîmes donc à pied à Croix à travers champs. Il fallait ramener 2 vélos chez lui. Nous avons fait le détour par Bure car il y avait moins de douaniers qu’à Fahy. Arrivés devant chez lui, il cacha les vélos dans la grange et me donna mes 25 francs. Nous avons souvent répété l’opération.
Une autre fois, il m’a donné 150 francs pour aller avec lui à Seloncourt chercher des valises. Nous sommes partis au milieu de la nuit à vélo. C’était toujours très émouvant. Une autre fois, c’est moi qui lui ai demandé de venir m’aider à porter des valises en France. Nous ne regardions même pas ce qu’il y avait dedans. De retour au village, je lui donnai son argent et ni vu, ni connu
! Mais le cœur et le porte-monnaie en fête
!
Il faut dire que j’avais un rapport particulier avec mon vélo. En effet, lorsque j’étais à l’internat de Strasbourg (deux hivers, entre 1935 et 37, après 3 années d’école complémentaire, deux soirs par semaine) j’ai gagné des bons points qui m’ont permis d’acheter mon fameux vélo, 240.-
; bien plus que 1000.- maintenant
!
Encore un autre épisode pendant cette guerre. J’avais une cousine, élevée par ma grand-mère car elle était orpheline. Elle me demanda un jour, si, pour 50 francs, je ne pouvais pas porter une paire de chaussures à Valentigney chez Monsieur Cerruti qui s’occupait du
FC Sochaux. Je lui répondis que oui. Le soir même, après 10h (car les douaniers étaient surtout occupés à la frontière. Ils étaient donc moins présents sur les routes cantonales), je passai la frontière à vélo avec mes fameuses chaussures aux pieds
; c’était du 46 et je chaussais du 42
! J’avais bien remarqué que le douanier me regardait drôlement…Je descendis à Valentigney livrer les chaussures que j’avais aux pieds. M.Cerruti me fournit alors une vieille paire de chaussures et je remontai à Fahy. Malheureusement, c’était le même douanier à la douane et il me dit : «
Monsieur, vous aviez une autre paire de chaussures tout à l’heure
!
» Pris de panique, je sautai sur mon vélo et repartis pour Valentigney.
De retour à Fahy, sous l’œil favorable de M.Broquet receveur des douanes, le douanier me mit une amende de 50 fr. pour tentative de fraude douanière. Ma cousine me paya les 50 francs et quelques jours plus tard, sans passer à la douane, je livrai les fameuses chaussures neuves. Ce serait maintenant, je nierais tout, car il n’avait pas de preuves
!
Après la guerre, j’ai reconduit l’argenterie de M. Fredez, que soigneusement mise en sécurité chez mes parents pendant la guerre, à Croix. J’avais mis les 3 sacs sur une petite voiture attelée à la Mimi qui était notre jument aveugle et très docile. Malgré son handicap, elle savait retrouver seule le chemin qui la menait à l’écurie. Je suis arrivé à l’entrée du Bois Juré vers 10 heures et demie du soir et tout à coup, j’ai aperçu une petite lumière. La Mimi s’est arrêtée et nous n’avons plus bougé. Quelques instants plus tard, la petite flamme s’éloigna. J’ai eu très chaud, heureusement que la Mimi ne bougea pas
! C’était un douanier qui avait allumé une cigarette… J’ai ensuite continué mon chemin en traversant la fameuse forêt frontalière et je suis arrivé à Croix
; moment très émouvant. La guerre était terminée et la famille avait retrouvé son argenterie.
Un autre épisode de contrebande durant cette fameuse guerre fut un désastre pour moi car j’ai tout perdu ce que j’avais gagné en un hiver. J’avais un ami à Fahy qui voulait arrêter la contrebande. Il vint me trouver et me demanda si je voulais reprendre le flambeau. Je lui dis que oui. Cela consistait à passer des louis d’or en France. Il me mit en rapport avec un monsieur de Porrentruy qui lui fournissait les pièces. Je lui achetai donc pour environ 800 francs de pièces. La nuit même, je partis à Valentigney. Il y avait 4 messieurs bien habillés qui m’attendaient autour d’une table. Je suis redescendu vers mon vélo et j’ai pris les louis d’or que j’avais camouflés sur moi
; je les avais scotchés sur mes fesses, et je suis remonté. Je les ai déposés sur la table à côté de l’argent français destiné au paiement. Ce fut comme un éclair
! Les huit mains sont arrivées sur les pièces d’or et sur l’argent et les quatre gaillards ont disparu avec le tout. Je me suis retrouvé seul et sidéré par la rapidité de l’action
; je ne les ai jamais revus. Alors, j’ai pris mon vélo et je suis reparti à Fahy en pleurant tout le long du chemin
; je vois encore la scène comme si c’était hier. J’ai su après coup que mon copain se méfiait d’eux et qu’il avait préféré que ce soit moi la victime
; c’était un peu salaud de sa part
!
Un autre fois , alors que je traversais la route cantonale pour aller traire, je suis tombé sur 2 jeunes hommes qui venaient de traverser la frontière
; ils avaient un sac sur l’épaule : «
Dites Monsieur, est-ce que des feuilles à cigarettes vous intéressent
?
» me disent-ils. Je leur répondis que non, mais que je demanderai à mon ami Daucourt s’il était intéressé. Je leur donnai à souper et partis chez Daucourt. Il me prépara des paquets de tabac que je donnai à ces 2 jeunes. L’un d’entre eux était aveugle et sourd. Après souper, ils repartirent et malheureusement se firent arrêter en traversant la frontière. Comme ils étaient insolvables, c’est moi qui ai eu une amende à payer à la douane suisse , de 400 francs
! Le pire, c’est que je n’avais fait aucun bénéfice
; mais la douane fut intraitable.
J’ai eu un acte de défaut de biens qui m’empêcha de me faire suisse. Ce n’est qu’en 1951, lors de mon indigénat communal que je payai l’amende.
J’ai souvenir d’une rentrée de France par la douane de Beauregard où j’ai mis une moitié de nuit à passer la frontière. Je ramenais une dizaine de bottes en caoutchouc. La lune éclairait la campagne et quelques petits nuages se traînaient dans le ciel étoilé. Comme il n’y avait pas de buissons pour me cacher, je profitais d’avancer lorsque la lune était cachée par un nuage. Je courais le plus rapidement possible. Lorsque le nuage avait passé, je me couchais par terre sans bouger et j’attendais…J’ai recommencé le manège au moins dix fois jusqu’à la maison. C’était très émotionnant, surtout que je passais très près de la douane. Ces choses-là vous restent en mémoire.
Je me rappelle aussi que j’allais souvent en France chercher des mordax pour mettre sous les fers des chevaux afin de les empêcher de glisser sur le goudron.
J’enlevais le siège de mon vélo, je les glissais dans le tube du cadre, je remettais le siège et je rentrais gentiment à la maison.
Un jour, un marchand de vélo de Delémont, je crois qu’il s’appelait Lachat, m’avait demandé des pneus de vélo. J’allais les chercher en France. Le dimanche soir, je les déposais en cachette chez les parents de ma fiancée à la ferme de L’Etang à Porrentruy. Le lundi matin, je vins les reprendre et les porter à Delémont. Ce fut, je crois, ma dernière affaire. Il faut dire que mes futurs beaux-parents avaient très peur.
Ainsi que vous pouvez l’entendre, il existe encore des braves gens sur terre et j’espère que mes enfants et petits-enfants garderont un bon souvenir de leur père et grand-père.
22 octobre 2007
Louis Mure
{Voici comment ce témoignage a été réalisé :
Mon papa a tout d’abord relevé par écrit tous ses souvenirs de jeune Français, né à Fahy sur 21 pages A4. Ensuite, à l’aide de ma fille Cléolia Sabot, je les ai recopiées sur mon ordinateur. Puis papa a pris la peine de traduire ses mémoires en patois, sur un cahier de 20 pages. Enfin, il les a lues et je l’ai enregistré.
Dans la deuxième partie du
CD, j’ai enregistré ma maman qui a su dépasser sa grande timidité pour nous livrer son précieux témoignage de femme lors de la mobilisation.
Je suis vraiment très fière de mes parents et pleine de reconnaissance pour leur héritage. Lors de la réalisation de ces interviews «
médico-historico-affectivo-familialles
», j’ai partagé des moments d’exception et de grande intimité en leur compagnie.
Bravo Maman et Papa
!
Je vous adresse un incommensurable merci
!
Avec amour et gratitude,
Marie Mure Sabot}